La disparition programmée de l'art du dialogue : une anecdote urbaine
J'ai vécu une anecdote qui m'a fait prendre conscience de la fragilité de l'art du dialogue en ville, voire du dialogue tout court. Mes voeux pour 2026.
Je fréquente de temps en temps une bibliothèque municipale pour y lire et y travailler, et il m’est récemment arrivé une toute petite histoire qui m’a fait méditer (enfin, au sens figuré) un peu sur l’état du monde.
J’étais dans la salle de travail en silence de la bibliothèque. Et du silence, il n’y en avait pas, puisqu’une musique, très bruyante, envahissait la salle. Régulièrement, je voyais un visage contrarié se redresser et chercher d’où venait le bruit; certains choisissaient même de quitter la salle pour aller travailler dans la partie “bruyante” de la bibliothèque, qui pour le coup l’était beaucoup moins, bruyante, que la salle censément réservée au travail en silence.
Méditant que je suis, la musique ne me dérangeait pas, mais en quittant la bibliothèque, je me suis dit que j’allais quand même essayer d’en trouver la source.
Juste à côté de la bibliothèque, il y a des bancs. Et assis sur un de ces bancs, en face d’une énorme enceinte bluetooth, source de la musique, il y avait un homme d’une vingtaine d’années, qui regardait par terre, l’air triste, le regard fixe.
Je me suis approché de lui, l’ai salué, lui ai gentiment expliqué que le volume était trop élevé pour les étudiants qui travaillaient juste à côté. Il s’est tout de suite excusé, en m’expliquant que le respect, pour lui, était très important. Il m’a aussi raconté qu’il se sentait très mal, très triste, et qu’il n’y avait que la musique qui l’aidait quand il était dans cet état-là. On a parlé encore un peu. Je lui ai souhaité une bonne soirée, lui aussi, et je suis parti.
Je ne prétends pas avoir résolu les problèmes de voisinage de la bibliothèque, dont je suis assez certain qu’ils continuent encore aujourd’hui, mais l’interaction avait été chaleureuse, assez touchante aussi pour moi. Et, ma foi, l’échange avait bel et bien permis de baisser le volume ce jour-là.
Rien d’extraordinaire sur le moment, mais j’ai réalisé que ce petit morceau de dialogue urbain allait à contre-courant des idéologies du moment, et ça m’a laissé songeur.
L’homme était, comme on dit, “issu de l’immigration”, en l’occurrence issu d’une immigration récente, et, autant que j’aie pu le comprendre en 5 minutes de conversation, une immigration pas facile à vivre du tout.
Or, ce genre de dialogue, entre lui et moi, n’est encouragé, pour des raisons différentes, par aucun bord politique.
A droite, le discours aurait invoqué la peur pour me décourager. La peur d’une agression verbale ou même physique, selon le principe bien connu de la “présomption de dangerosité” appliquée à tout immigrant récent.
A gauche, on aurait plutôt pratiqué la culpabilité sociale, invoquant la dynamique de pouvoir entre le Vaudois que je suis qui aurait eu le culot de dicter les bonnes normes sociales à une personne racisée, et revendiquerait le monopole de ce qui peut se faire dans une espace pourtant public, donc appartenant à tous, et en premier lieu aux exclus, etc.
On notera que, dans les deux cas, le résultat de ces élucubrations idéologiques est remarquablement similaire : on doit éviter à tout prix d’aller demander à ce jeune homme de baisser le volume de sa musique.
(Et si vous déduisez de cette réflexion que je suis résolument libertaire et apolitique, vous aurez sans doute raison.)
Il me semble que cette tendance au découragement actif du dialogue s’accélère. La prudence implique désormais de plus en plus souvent d’éviter de parler avec celles ou ceux qui pourraient ne pas partager notre opinion, et ce sur des sujets souvent bien plus graves que le bruit d’une enceinte bluetooth.
Cette érosion du dialogue informel (le “bon sens” entre voisins) au profit d’une externalisation du conflit vers des tiers (médiateurs, conciliateurs, police, justice) est une réalité objectivée par des études et des enquêtes depuis plusieurs années. Les sociologues lui ont même donné un petit nom : la “judiciarisation du quotidien”.
Et la même tendance s’observe d’une manière à peine différente dans les mondes politique et médiatique.
C’était par exemple flagrant durant la crise du Covid-19 : non seulement on évitait de parler vaccination au Noël familial, même en distanciel par Zoom, mais les débats contradictoires dans les médias étaient tout aussi rares. Une directrice de radio publique avait d’ailleurs reconnu que sur le sujet du Covid-19, mais aussi sur celui du réchauffement climatique, les voix discordantes n’étaient simplement plus les bienvenues, même dans le cadre d’un débat contradictoire.
Cela s’est poursuivi par la suite pour chaque nouveau sujet brûlant, de l’Ukraine à Gaza, pour ne pas parler de tous les autres sujets sociétaux qui peuvent fâcher. Plutôt que des débats, on observe un double phénomène, accéléré par les réseaux sociaux qui favorisent les “bulles idéologiques”, de polarisation tribale et de disqualification morale de l’adversaire.
Je trouve cela inquiétant.
Et plus inquiétant encore, bien sûr, les gouvernements qui transforment ce rejet du dialogue en décisions exécutives et normes juridiques qui conduisent à une répression de plus en plus marquée de la libre expression. Tandis que l’administration Trump déporte des opposants au génocide en cours à Gaza, l’Union européenne fait exactement la même chose en sanctionnant des voix critiques sur la guerre en Ukraine comme le suisse Jacques Baud, qui vient de se voir interdire de voyager en UE, et d’accéder à ses comptes en banque !
Cela n’a rien de normal.
J’aimerais qu’on puisse continuer à parler de tout, avec tout le monde, en se moquant des idéologies qui nous découragent de le faire, et à l’abri de la répression croissante de l’expression par nos démocraties qui sont en train de tourner le dos à l’héritage des Lumières.
Et donc, bref, voilà mes voeux pour 2026 : que le dialogue reste possible, aussi bien avec le voisin qui nous gonfle à chaque fois qu’il utilise sa souffleuse à feuille qu’avec ceux qui ne pensent pas comme nous sur quelque grand sujet que ce soit.
Je pense que c’est important pour la suite, si on veut que la suite soit agréable à vivre ensemble, et à vivre tout court.
Merci de m’avoir suivi jusqu’ici, et je vous promets du lourd pour 2026, comme on dit.




Merci d'avoir partagé votre réflexion pleine de sagesse. Bonnes fêtes à vous et gardons l'espoir d'être de plus en plus nombreux à penser comme vous
Merci pour votre réflexion et votre vœux pour 2026. La recherche du dialogue et aussi importante que celle de la vérité. Bien à vous