Les chasseurs de désinformation veulent-ils en finir avec les Lumières ?
Les experts en complotisme comme Sebastian Dieguez proposent une vision de l’homme opposée à celle qui nous vient des Lumières. Au risque d'en sacrifier les acquis, notamment la liberté d'expression ?
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L'obscurantisme est revenu, mais cette fois, nous avons affaire à des gens qui se recommandent de la raison.
“Vous ne pouvez pas penser par vous-même”
J’ai un début de fou rire devant mon écran.
Sebastian Dieguez, neuroscientifique, expert en complotisme et chercheur à l’Université de Fribourg, vient de lâcher avec aplomb ce qui me semble une énormité :
“Ce que va faire le complotiste, c’est qu’il va faire des recherches par lui-même, il veut penser par lui-même, il veut voir par lui-même… Vous ne pouvez pas penser par vous-même… C’est une idée qui a été démolie au moins depuis Kant.”
Cela se passe lors d’une l’émission de la RTS consacrée au complotisme pendant le Covid-19, datée de juin 2020. Myret Zaki, qui faisait partie des invités ce soir-là, semble au moins aussi consternée que moi, contenant avec difficulté une envie d’éclater de rire.
L’idée qu’il est impossible de penser par soi-même ne semble pas choquer grand monde.
Je passe pourtant du rire à l’inquiétude quelques fractions de secondes plus tard. Alexis Favre, l’animateur de l’émission, ne rit pas, lui. Au contraire, il vient le plus sérieusement du monde au secours de Sebastian Dieguez. Lui aussi estime qu’on ne peut pas penser par soi-même. “En médecine, c’est difficile”, surenchérit-il. Sur le plateau, Myret Zaki est la seule à vraiment rire avec moi ce soir-là. L’idée qu’il est impossible de penser par soi-même ne semble pas choquer grand monde.
“Osez penser par vous-mêmes!”
Puisque M. Dieguez m’y invitait, je suis allé lire Kant. Et mon factcheck m’a conduit en chemin à cette citation magnifique du grand philosophe allemand :
“Le mouvement des Lumières est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.” (“Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784).
Kant, loin de “démolir” l’idée que l’on pouvait penser par soi-même, la célébrait. Il nous rappelait combien cette idée incarnait l’esprit des Lumières: en nous accordant la permission de penser par nous-mêmes, nous nous étions libérés de l'obéissance aveugle aux dogmes prononcés par des figures d’autorité. Nous étions devenus des adultes épistémiques, accédant à la majorité. Sapere aude, nous dit-il, souvent traduit, justement, par… “Osez pensez par vous-mêmes” !
La vision de M. Dieguez est à l’exact opposé de celle de Kant. Nous sommes, selon Dieguez, incapables de penser par nous-mêmes, et donc incapables de nous servir de notre raison “sans la direction d’autrui”. Admettons. Mais il reste alors à éclaircir un point : qui est cet “autrui” qui doit nous aider à penser juste ? A l’époque de Kant, c’étaient les autorités ecclésiastiques ou princières qui prétendaient guider la raison des citoyens. Qui sont ces “guides du bien penser” aujourd’hui, dans la vision dieguezienne ?
J’avais ma petite idée, mais je me suis plongé dans les écrits de M. Dieguez pour la vérifier.
Je n’ai pas été déçu.
Les “autorités épistémiques” et leurs “experts institués”
En lisant Sebastian Dieguez, on comprend rapidement que ceux qui pensent bien, et qui doivent généreusement guider ceux qui pensent mal, ce sont les “experts”. Dieguez oppose en effet les complotistes aux “experts institués”, et précise: “par définition, le complotisme consiste en l’adoption d’idées réprouvées par les élites et les autorités épistémiques”. Ce sont ces “élites” et ces “autorités” qui vont valider un “consensus”, rejeté avec force par les complotistes, puisque “l’idée même de consensus scientifique, pour le complotiste, est une preuve de collusion.”
Les experts cravatés en costume gris qui font le tour des plateaux de télévision viennent remplacer les papes en hermine, et leur “consensus” tient lieu d’encyclique, le tout au nom de la science plutôt que de la religion.
Pour M. Dieguez, penser par soi-même est problématique parce que cela peut conduire à rejeter le “consensus” des “autorités épistémiques”. Comme il l’exprimait sur le plateau d’Infrarouge, “on n’est pas tous experts dans tous ces domaines”. Celui qui pense par lui-même aurait ainsi la prétention, insupportable, d’élever sa propre opinion, ses “idées réprouvées par les élites”, au-dessus du consensus de ces experts institués.
La figure d’autorité épistémique du XXIème siècle a donc pour nom “consensus des experts”, ou “consensus scientifique”. Les experts cravatés en costume gris qui font le tour des plateaux de télévision viennent remplacer les papes en hermine, et leur “consensus” tient lieu d’encyclique, le tout au nom de la science plutôt que de la religion.
“Le consensus scientifique a déjà considéré que la terre était plate”
Un premier problème avec cette perspective, c’est la notion de consensus scientifique elle-même. Comme le rappelle François Charbonneau, professeur à l’Université d’Ottawa, dans un éditorial, “le consensus scientifique a déjà considéré comme vrai que la terre était plate” et “le fait que plusieurs scientifiques, voire tous les scientifiques, pensent la même chose ne dit strictement rien de la vérité d’une assertion.”
Les chasseurs de complotistes n’hésitent pas à combiner, sans ironie aucune, deux sophismes pour obtenir leur définition de la vérité. Difficile de faire plus paradoxal.
C’est sans doute particulièrement vrai dans le domaine médical. Quand le Dr Semmelweis cherchait à convaincre ses confrères de laver leurs mains avant de faire accoucher leurs patientes, il se heurtait au consensus des experts de son époque. Même constat pour la lobotomie, le rôle du cholestérol alimentaire dans les maladies cardiaques, la cause des ulcères, celle de l’autisme, le rôle des glucides dans l’obésité… La liste est sans fin, sans même tenir compte des scandales sanitaires, souvent révélateurs, eux aussi, du décalage entre la vérité factuelle et le consensus du moment.
Comme le précise François Charbonneau, on peut évidemment parler de consensus pour décrire la position d’une majorité de spécialistes sur un point précis, à une époque donnée. Cependant, ce consensus ne devrait pas être utilisé comme un argument irréfutable mettant fin au débat, sous peine de commettre un argument d’autorité et un appel à la popularité, deux sophismes grossiers.
Les chasseurs de complotistes n’hésitent pas à combiner, sans ironie aucune, deux sophismes pour obtenir leur définition de la vérité. Difficile de faire plus paradoxal.
“Les experts”, d’accord, mais lesquels ?
Quand on parle du consensus des experts, il faudrait aussi savoir de quels experts il s’agit. Prenons en exemple la crise du Covid-19: qu’ont en commun Paul Marik, Didier Raoult, John Ioannidis, et Peter McCullough ? D’abord, ce sont de très grands scientifiques, classés parmi les plus cités de leurs domaines respectifs, avec chacun un h-index (indice de citation) très élevé. Ensuite, ils ont tous été accusés de pratiquer la désinformation, voire d’être complotistes, et ont été dénigrés dans les médias grand public. Et ils ne sont pas les seuls. Les trois professeurs à l’origine de la Great Barrington Declaration, critiquant la scientificité des confinements et fermetures d’écoles, avaient beau être des épidémiologistes prestigieux issus des Universités de Stanford, Harvard et Oxford, la presse les a illico traités d’épidémiologistes marginaux. Ce qu’ils n’étaient pourtant vraiment pas.
Dans le même temps, les médias ont accordé le statut d’expert à des médecins comme Alessandro Diana en Suisse ou Jérôme Marty en France, qui ne pouvaient pourtant pas faire valoir un palmarès académique particulièrement impressionnant. De même, on aura entendu certains experts de sujets spécifiques, comme Antoine Flahault, s’exprimer sur des sujets sur lesquels ils n’avaient pas d’expertise, sans que les journalistes ne le relèvent. L’ensemble donne le sentiment que le statut d’expert institué, comme dirait Dieguez, est accordé en fonction de critères arbitraires qui n’ont pas grand chose de scientifique.
Des gardiens de la vérité sans expertise
Ce soupçon est confirmé par des chercheurs qui, dans une publication scientifique récente, ont cherché à comprendre qui étaient ces fameux “experts” qui avaient l’autorité de décider ce qui était vrai et ce qui relevait de la désinformation durant la crise du Covid-19, et quels étaient leurs critères. Leurs conclusions, au terme d’une analyse approfondie et rigoureuse ? D’abord, les “experts” n’en sont pas vraiment, ou plus précisément ils sont surtout experts, souvent autoproclamés, en “désinformation” plutôt qu’en épidémiologie ou en médecine. Ensuite, leurs critères pour juger le vrai du faux sont les “proclamations des autorités épistémiques” elles-mêmes plutôt que les données scientifiques.
Des experts souvent sans réelle expertise décident de ce qu’est la vérité sur la base de ce qui est proclamé par… d’autres experts (parfois les mêmes), sans trop se préoccuper de ce que montrent les données scientifiques.
Il règne en somme une forme de logique circulaire. Des experts souvent sans réelle expertise décident de ce qu’est la vérité sur la base de ce qui est proclamé par… d’autres experts (parfois les mêmes), sans trop se préoccuper de ce que montrent les données scientifiques. Ce n’est pas seulement ridicule, c’est alarmant, parce que ce qui était qualifié de désinformation durant le Covid finissait bien souvent par faire l’objet de censure sur les réseaux sociaux. Plusieurs des géants de la médecine évoqués plus haut ont vu leurs comptes suspendus pour “désinformation”. S’y ajoutait, évidemment, un blackout médiatique pour nombre d’entre eux.
La liberté d’expression menacée
Le phénomène ne se limite pas au Covid. Les mêmes mécanismes produisent les mêmes effets sur d’autres sujets, comme le climat ou la transidentité, avec le même résultat, celui de pousser à la censure ou à l’auto-censure des opinions qui ne se conformeraient pas au fameux consensus. Mais un autre risque se profile, plus alarmant que la simple censure, une menace à peine voilée contre la liberté d’expression.
La liberté d’échanger librement des idées est consubstantielle à la capacité à penser par soi-même.
La liberté d’échanger librement des idées est consubstantielle à la capacité à penser par soi-même. Si l’on est incapable de penser sans être guidé, échanger avec autrui est inutile, voire dangereux, puisque cela reviendra à ce que des gens incapables de penser brassent ensemble des idées non-consensuelles, et donc probablement fausses.
C’est exactement la direction que prend actuellement le discours politique. Une recherche google le confirme: le slogan “la désinformation est une menace pour la démocratie”, est partout: forum économique mondial (WEF), revues scientifiques, ONG, politiques, éditorialistes. Il ne se trouve pas grand monde pour relever qu’il s’agit pourtant d’un contresens assez grossier. Lutter contre la désinformation implique de restreindre le discours aux seuls narratifs validés par les autorités. Pas besoin d’être un expert pour réaliser qu’une telle restriction est le propre des régimes autoritaires et n’a jamais, au grand jamais, été associée à la démocratie.
Même l’ancrage constitutionnel de la liberté d’expression est remis en question. L’ancien candidat à la présidence américain, John Kerry le dit ouvertement: le premier amendement, qui garantit la liberté d’expression aux Etats-Unis, est un obstacle dans la lutte contre la désinformation et il espère que les élections permettront à terme de “changer” cette situation. Bill Gates, lui aussi, voit cet amendement comme un “cas difficile” dans une récente déclaration et mise sur des solutions technologiques, comme une identification de la désinformation instantanée par intelligence artificielle.
L’obscurantisme est-il de retour ?
Si les philosophes des Lumières considéraient la liberté d'expression comme un droit fondamental, c’était précisément parce qu'ils avaient une vision optimiste de l'être humain en tant qu'individu capable de raisonner de manière autonome. Pour eux, l'esprit humain n'était pas une simple caisse de résonance des dogmes religieux ou des doctrines imposées par des autorités, mais plutôt un instrument vivant capable de discernement, de réflexion critique et d'innovation.
Les chasseurs de désinformation proposent une vision beaucoup plus pessimiste de l’homme
Les chasseurs de désinformation proposent une vision beaucoup plus pessimiste de l’homme: incapable de penser par lui-même, le citoyen du XXIème siècle doit être guidé vers les bonnes informations, et protégé des mauvaises, pour son bien et celui de la démocratie. La vérité est définie par le consensus, lui-même déterminé par des experts institués, qui se valident les uns les autres. Il est indispensable de renoncer, pour le bien de tous, à la liberté d’expression, au moins sur certains sujets. Je n’arrive pas à m’ôter de l’esprit que cela ressemble terriblement à une tentation obscurantiste, d’autant plus difficile à détecter qu’elle parle au nom de la science et de la raison, ainsi que l’avait prédit Bourdieu.
La liberté d’expression n’est pas visée uniquement par des déclarations. Dans les pays occidentaux, les lois visant à la restreindre se multiplient, et les réseaux sociaux les plus attachés à sa préservation, comme X ou Telegram, subissent une pression croissante. Durant la crise du Covid-19, ceux qui ont pensé par eux-mêmes l’ont fait en s’appuyant sur l’accès aux informations et au dialogue que permettaient encore les réseaux sociaux, sous la protection d’un cadre juridique libéral. Tous ces éléments, qui avaient permis l’émergence d’un discours alternatif, sont aujourd’hui fragilisés.
Peut-on penser par soi-même ? Oui, sans aucun doute.
Mais pour combien de temps encore ?
Merci pour cet article ô combien intéressant et juste. J'ai aussi éclater de rire é l'écoute de cet être très bizarre:Sebastian Dieguez. Il ne faut pas avoir peur du ridicule. Un enfant de cinq ans ne comprendrait pas ce qu'il dit. Pensons au "Je pense donc je suis" de notre ami Descartes.
Et que penser du "comme une identification de la désinformation instantanée par intelligence artificielle"? Cela voudrait dire que l'IA pense par elle-même et ce serait oublié qu'elle est nourrie par l'homme. Ici encore, si l'intelligence est artificielle c'est qu'elle n'a rien à voir avec l'intelligence réelle. C'est un autre débat.
Merci encore pour cet espace intelligent.
Bonjour,
Merci pour cette réponse très bien rédigée à ce pauvre monsieur – que je ne connaissais pas – qui a l'air tout inquiet.
La première pensée qui m'est venue en entendant sa lumineuse déclaration est : "Tiens, pourquoi ne pas supprimer les référendums et autres initiatives ou toute votation et élection, puisque nous ne pouvons faire nos propres recherches, ni penser par nous-mêmes ?"
Dans le fond, cela doit être son projet à ce "sclérosé de l'existence". Du coup, c'est rassurant, car ce genre de bonhomme mi kapo mi sociopathe sent que la dystopie dont il rêve est en train de se casser la gueule. Ne lâchons rien!